Vertus de la médiation politique

La société civile en Russie

par Myriam Desert

Plus de vingt ans après sa naissance, la Fédération russe reste un objet mal identifié. Un rideau de fumée semble avoir remplacé le Rideau de fer et l’Occident paraît hypnotisé par la rhétorique des gouvernants. Il ignore les mutations plus discrètes, comme, obnubilé par les logiques discursives du pouvoir soviétique, il avait manqué l’évolution souterraine de la société, sans laquelle pourtant on ne peut comprendre la chute finale. Les malentendus persistent, et nombreux sont les décalages entre la vision occidentale et les représentations russes. Un exemple significatif est la manière selon laquelle les Russes appréhendent ce qui est considéré à l’Ouest comme les éléments fondateurs de la nouvelle Russie. À peine plus de 10 % d’entre eux regardent la mise en déroute par Boris Eltsine du putsch conservateur d’août 1991 comme une victoire des forces démocratiques. Pour plus de la moitié il s’agit d’un épisode de la lutte pour le pouvoir, un bon tiers retenant la qualification émotionnelle d’« événement tragique ». De nombreux Russes qualifient les réformes libérales de B. Eltsine de « néo-bolchéviques », dans la mesure où elles appliquaient des schémas jugés aussi livresques que le marxisme, sans tenir compte de la société réelle. Il n’est pas étonnant dès lors que le rejet du passé soviétique puisse aller de pair avec un anti-occidentalisme radical aux yeux de ces Russes qui voient dans l’Occident des Lumières les racines du bolchévisme honni par eux. Tenter de saisir les glissements subtils à l’œuvre dans la société russe par-delà la gesticulation des dirigeants, tout en échappant aux clichés sur l’éternelle Russie, sans pour autant nier les résurgences et les continuités, est un exercice difficile. C’est d’autant plus le cas que le champ lexical des mots pour les dire diffère du russe au français. Le sens du mot obščestvennyj, par exemple, oscille entre sociétal, civil et civique, preuve que les imaginaires du politique et du social ne coïncident pas.

Maïeutique rwandaise

par Dominique Decherf

Comment guérit-on d’un génocide ? Vingt ans après le génocide d’avril-juillet 1994, le Rwanda figure dans le groupe de tête des pays à plus forte croissance dans le monde mais reste l’un des plus pauvres, avec l’une des plus fortes densités de population. Par un effort conscient et déterminé le président Paul Kagamé entend modifier le cours de l’histoire. Face à une guerre civile « mondialisée » qui n’a pas faibli dans les esprits, il entend mener de front une révolution technologique et une révolution culturelle. Vingt ans ne sont rien à l’échelle d’une telle ambition poursuivie parfois avec une brutalité et une précipitation prométhéennes, parfois avec la subtilité et l’infinie patience de la maïeutique socratique, deux versants de l’âme rwandaise.

Les vertus de la médiation politique

par Jean-Paul Delevoye

L’engagement Mon itinéraire, qui est fait de rencontres, de hasards et d’opportunités saisies, m’a conduit à occuper diverses responsabilités, à observer la société française de différents points de vue et à tenter d’agir sur elle. N’étant pas diplômé, j’ai dû prendre du temps pour apprendre avec d’autres, parce que je ne pouvais pas me considérer comme plus compétent qu’eux. Mon éducation chez les jésuites m’a mis dans une situation d’inconfort permanent. Mon vieux professeur, le Père Paul Watrelot disait qu’« éduquer, c’est déconcerter ». Dans l’exercice de mes différents mandats, je n’ai jamais oublié cette leçon qui fait prévaloir le doute socratique. Quelques souvenirs ont marqué mon enfance. Mes grands-parents étaient de petits cultivateurs du Nord, près de Marcq-en-Barœul. En vivant avec eux, j’ai été très frappé par le rythme de la campagne. Je me souviens surtout de l’extraordinaire source de socialisation que représentaient les travaux à la ferme. Nous allions tous ensemble faire la moisson pendant les vacances. Nous ramassions les pommes de terre avec les enfants du quartier. Le travail mené en commun permettait d’acquérir une vraie connaissance de l’autre. J’ai retrouvé cela quelques années plus tard, lorsque, élève au collège d’Amiens, j’allais visiter des personnes âgées isolées ou, à d’autres moments, repeindre des appartements où logeaient des familles dont les maris étaient en prison. Cela m’a fait réfléchir sur l’isolement de certains et les situations lourdes vécues par d’autres.

Justice écologique et responsabilité politique de l’entreprise

par Cécile Renouard

Le typhon Haiyan qui a terrassé les Philippines début novembre 2013 fait partie de ces événements extrêmes dont les experts climatiques nous promettent la recrudescence dans les années et les décennies qui viennent, dans le cadre des bouleversements climatiques liés à l’activité humaine. Peu de personnes et de groupes nient aujourd’hui l’influence humaine vis-à-vis de l’augmentation des gaz à effet de serre et des changements climatiques. Une conscience s’éveille chez un certain nombre d’habitants riches de la planète vis-à-vis des transformations nécessaires de nos modes de vie. Du tri sélectif au co-voiturage, des habitudes se prennent. Néanmoins les efforts individuels et collectifs sont infinitésimaux au regard des défis qui sont devant l’humanité. Les négociations internationales peinent à aboutir à un consensus sur la répartition du fardeau. Les pays du Sud défendent le droit à l’accès à des conditions de vie décentes pour tous par la croissance à tout prix alors que les pays du Nord renâclent à changer leurs comportements, en période de crise économique et financière et de chômage massif.

La rétrospective de l’œuvre de Simon Hantaï

par Sylvie Barnay

En 2013, le Centre Georges Pompidou a présenté la première rétrospective de l’œuvre de Simon Hantaï, la précédente – et seule à ce jour – ayant eu lieu en 1976 au Musée national d’art moderne de la ville de Paris. Peintre français d’origine hongroise, formé à l’École des Beaux-arts de Budapest, Simon Hantaï (1922-2008) est représentatif de cette génération d’artistes originaire d’Europe de l’Est arrivée à Paris au lendemain de la guerre. Remarqué par André Breton, il rompt avec le surréalisme en raison de son refus de l’œuvre de Jackson Pollock. L’artiste développe alors une œuvre qui emprunte à l’art abstrait américain sa gestuelle puissante. Ensuite, son œuvre ne ressemble plus qu’à elle-même. À partir des années 60, Simon Hantaï invente une œuvre unique qui est aussi celle d’un cheminement où le peintre s’est « crevé les yeux » comme il souhaitait le dire aux autres artistes. Dès lors, son jour est devenu autre.

Grammaire de la consolation

par Michaël Foessel

La consolation est à la fois un processus (l’acte de consoler) et un résultat (le fait d’être consolé). C’est la première signification qui nous retiendra ici : la grammaire de la consolation désigne l’ensemble des règles et des pratiques qui gouvernent l’intention de relever celui qui se trouve dans l’affliction. Rien ne garantit que ces actes « réussissent » puisque le propre de la consolation est de ne jamais s’achever dans la disparition du malheur. Consoler, c’est plutôt agir pour que l’autre prenne le pouvoir sur le pouvoir de sa souffrance. Mais comment expliquer cette opération si la douleur, en dépit des efforts pour en atténuer l’intensité, demeure étrangère à celui qui console ? Georg Simmel a défini la consolation comme « ce vécu remarquable qui laisse subsister la souffrance, mais qui supprime pour ainsi dire la souffrance de la souffrance ». La « souffrance de la souffrance » se nomme solitude, honte ou désespoir : dans tous les cas, elle est de nature sociale puisqu’elle ajoute l’isolement à la douleur intime. Une souffrance méconnue ou niée par les autres demeure inconsolable. En sorte que la consolation désigne un geste qui, sans abolir le mal, réinscrit le sujet dans l’ordre de la communication. Même lorsqu’elle passe par des mots venus d’ailleurs, c’est pour permettre à celui qui souffre de reconquérir une parole.

Tom à la ferme

par Charlotte Garson

Combien de fois Xavier Dolan, né en 1989, a-t-il lu ou entendu à son égard l’expression « jeune prodige » ? Déjà suivi d’un film en postproduction et d’un autre en développement, son quatrième long métrage, tourné à vingt-quatre ans, constitue à cet égard un pas de côté – une façon de secouer indolemment les « casseroles » que lui a valu l’ampleur brouillonne de J’ai tué ma mère, Les Amours imaginaires et Laurence Anyways, tous sélectionnés au Festival de Cannes.

La rencontre fulgurante d’Antonin Artaud avec Vincent Van Gogh

par Laurent Wolf

Voici une exposition où les émotions se bousculent, où l’esprit est débordé par les légendes, où il est difficile de distinguer le perçu de l’appris par ouï-dire, par lecture ou par contagion. Le musée d’Orsay présente quarante-cinq tableaux de Vincent Van Gogh (1853-1890), une performance tant il est difficile d’obtenir des prêts et de faire voyager ces œuvres. Il en possède vingt-quatre – la troisième collection du monde après le musée Van Gogh d’Amsterdam, et le Kröller-Müller d’Otterlo qui en ont confié plusieurs à l’institution parisienne. Pas un seul de ces tableaux n’est inférieur aux autres, pas même cette toile minuscule, Branche d’acacia en fleurs, peinte quelques semaines avant le suicide de l’artiste à Auvers-sur-Oise, une explosion de lueurs claires sur un fond bleu sombre.

Francisco de Zurbarán, maître des ombres et défenseur de la foi

par Laurent Wolf

En 1630, la corporation des peintres de Séville ordonne à Francisco de Zurbarán (1598-1664) de se présenter devant ses juges et de se soumettre aux examens qui doivent lui permettre d’exercer son métier dans la cité en obtenant le grade de maître. Zurbarán refuse. Une douzaine d’années plus tôt, il a quitté l’atelier du Sévillan Villanueva après y avoir fait son apprentissage sans passer les épreuves qui lui vaudraient la maîtrise. Il s’est établi à Llerena, où il a déjà peint pour les communautés et les ordres. Il est à Séville depuis peu car il y a reçu des commandes. Il a de solides soutiens. À 32 ans, il est suffisamment connu pour devenir maître sans passer sous les fourches caudines. Il le sera.

Œuvres complètes - Tacite

par Ivan P. Kamenarovic

Catherine Salles a heureusement complété les travaux, parus il y a près de cent ans, d’Henri Goelzer. Elle nous permet d’avoir accès à tout ce qui nous reste de Tacite, conteur rare, historien scrupuleux, auquel des études de rhétorique ont servi à aiguiser des qualités toutes personnelles de réflexion et de probité. « Peu à peu, ils se laissèrent séduire par nos vices, les portiques, les thermes, les festins raffinés. Ces naïfs appelaient cela civilisation, ce n’est qu’un aspect de leur servitude », écrit-il ainsi, à propos des habitants de la Grande-Bretagne. Tacite a un sens évident de la mise en scène, que la traduction nous rend souvent avec bonheur. Le Dialogue des orateurs nous fait assister à une joute qui a pour thème la querelle des Anciens et des Modernes (déjà !).