André Chabin (Revue des Revues)

10/02/2014
  • Scopalto André Chabin, pouvez vous nous présenter la Revue des Revues ? Quand est-elle née ? Sous quelle impulsion ?
  • André ChabinJe ne vais pas nous embourber dans les méandres de notre mémoire : je laisse à une revue future le soin de faire l’histoire de La Revue des Revues… Disons que le moment où elle s’est créée, dans la foulée de l’association Ent’revues, au milieu des années 80, sous l’impulsion d’Olivier Corpet et soutenu par le directeur du livre de l’époque Jean Gattegno, ce moment donc n’était pas indemne des questions qui cernent aujourd’hui les revues : comment les faire mieux connaître ? Comment rendre justice à leur travail ? Comment sensibiliser libraires et bibliothécaires à ce qui les fait si précieuses ? Comment les pouvoirs publics pouvaient-ils les aider à fonctionner et à se développer ? A l’association Ent’revues sont revenues les actions de promotion, de repérage, d’information et d’observatoire ; parallèlement du côté de La Revue des revues, une mise en perspective historique, une volonté de « désenfouir » les trajectoires singulières, une réflexion sur la forme « revue » : bref, redonner aux revues toute leur part dans la vie des idées, dans l’émergence des mouvements artistiques et littéraires. Ne plus les considérer comme de simples recels de contenus à prélever mais des organismes à part entière (vie, phases, ruptures, métamorphoses, combats, acteurs, réseaux, mort…), les restituer à elles-mêmes. Bref, réparer un défaut. Par cette réparation participer à la construction de la revue comme objet à part entière et légitime de recherche. A côté de ce regard rétrospectif, il s’agissait également et il s’agit toujours, de rendre compte de leur mouvement perpétuellement recommencé.

  • Vous suivez avec attention depuis quelques années les revues et ceux qui les font, quels sont pour vous les grands bouleversements, les évolutions majeures que l'on peut noter ?
  • Vous êtes trop gentille de dire « quelques années », car cela fait vraiment un bail. Au cours des deux dernières décennies, des évolutions multiples ont marqué l’univers des revues : du côté de leur production d’abord il est patent que l’informatique a été une étape décisive. Avec la maîtrise des logiciels de mise en page, les revuistes ont appris à dompter la technique de l’édition, le graphisme, à produire les objets soignés et aboutis dont ils rêvaient avec, au moins dans les premiers temps, deux écueils symétriques : d’un côté, les coquetteries graphiques surnuméraires qui sentaient la PAO à plein nez alors qu’elles se voulaient signatures, de l’autre un polissage qui gommait toute aspérité, toute singularité, au risque de la fadeur : de la belle ouvrage un peu interchangeable. A mi-chemin entre leur diffusion et leur production, à l’orée des années 2000, le numérique a été un choc majeur. Leur serait-il fatal ? Nous y reviendrons tout à l’heure pour une autre de vos questions. Il y a d’autres évolutions sans doute moins spectaculaires mais que je me plais à souligner : l’éclosion en grand nombre de revues dont le projet est de tresser les disciplines. Interdisciplinaires, pluridisciplinaires, transdisciplinaire. Il faut y regarder de près. J’aime bien la manière dont se définit la revue Mouvement : « indisciplinaire ». Il y a dans ce mélange des genres, parfois soutenu par un fil rouge politique, une forme de retour au fondement de la revue culturelle généraliste. Par ailleurs, n’êtes-vous pas frappé que, désormais, nombre de revues, y compris des revues de savoir, soient portées par des femmes ? Longtemps, les revues étaient histoires de mecs, les femmes étant cantonnées dans des tâches essentielles et subalternes (le secrétariat de rédaction, travail de l’ombre). Revues pour tous… Je n’ai garde d’oublier l’altération de leur réception mais nous y venons…

  • Le secteur des périodiques vit des moments difficiles, quels seraient les leviers à activer pour le rééquilibrer ?
  • Certes, les temps sont durs, plus durs que jamais…Mais il faut tout de même se garder d’une illusion rétrospective selon laquelle naguère –mais quand ? – les revues vivaient au paradis. Je pourrais multiplier les citations anciennes déplorant déjà la situation critique des revues. Assurément, les conditions dans lesquelles existent les revues aujourd’hui se sont assombries : les libraires ne leur font guère de place, les bibliothèques les dédaignent, les médias les ignorent, les circuits de diffusion sont faibles sinon inexistants. Morne plaine, heureusement en France plus qu’ailleurs les pouvoirs publics leur apportent un soutien déterminant, au moins pour leur production. Mais le problème, c’est dehors, c’est quand elles sortent : qu’est-ce qu’elles deviennent, qui s’en fait écho, comment se montrer, où se faire voir…Sans doute faut-il imaginer des dispositifs qui dépassent le simple financement de leur production pour aider tout ce qui peut leur permettre de mieux atteindre des lecteurs potentiels (crise du lectorat, mais diable comment les lecteurs pourraient savoir que les revues existent ?) selon des modalités très variées, dans leurs formes et leur ampleur : de la simple soirée de lancement à la présence à des salons, du développement de la vente en ligne à la mutualisation des moyens de promotion. Peut-être faudrait-il aussi mettre en place des politiques d’incitation pour les libraires, les bibliothèques… Cela mérite réflexion et audace.

  • Que pensez vous du lien digital/papier pour les revues ?
  • C’est bien parce que c’est vous que je réponds à cette question… Il y a des revues qui passent du papier au numérique, d’autres électroniques qui connaissent un devenir papier, beaucoup conjuguent une version papier et un développement numérique, l’un n’étant pas forcément superposable à l’autre. Tout ça pour dire que le numérique peut être une nécessité comme le papier peut rester un désir. L’inverse est-il vrai ? Au demeurant, nous ne connaissons à Ent’revues guère de revues qui brûlent du désir de devenir numériques après avoir été imprimées. Ce que nous mesurons, c’est que parmi les revues qui naissent, papier et numérique font en gros jeu égal : constat moins vrai pour les publications de sciences humaines qui éclosent volontiers au monde virtuel d’un portail, en particulier revues.org. Il me paraît déjà loin le temps où le destin des revues papier paraissait scellé (où on prétendait les presser de le sceller). Elles ont su avant bien d’autres faire du numérique leur allié : numérisation des anciens numéros, création d’un site comme vitrine, outil de promotion, voire de vente. Ensuite très vite, elles ont investi les réseaux sociaux : à la carence de leur diffusion, elles ont répondu par les tours et détours d’internet. Je ne m’attarde pas sur ce qui est cependant essentiel, la création d’un portail comme cairn qui a fourni de l’oxygène à nombre de revues, il vrai exclusivement de sciences humaines. D’ailleurs que faites-vous d’autre à Scopalto sinon soutenir la production de revues imprimées en favorisant leur diffusion ? On voit aussi votre ambition d’être la mémoire de certaines revues en numérisant leur collection. Bref, vous n’engagez rien d’autre, mais en plus abouti et par le nombre, que ce que chaque revue tente de faire pour son compte.

  • La France est-elle un pays à part dans son rapport aux revues ?
  • A part, je ne sais pas : il y a de longues et belles traditions de revues en Allemagne, en Italie par exemple ou encore aux États-Unis où les « little magazines » ont porté comme en France les modernités. Ce qui frappe ici, c’est l’alliance entre les grandes figures intellectuelles et la signature d’une revue : Lucien Febvre-Marc Bloch/Les Annales, Sartre/Les Temps Modernes, Claude Lévi-Strauss/L’Homme, Jean Vilar/Théâtre populaire, Bourdieu/Actes de la Recherche…Il n’est guère d’intellectuels français qui n’aient fourbi une revue, lieu d’élaboration, siège d’un magistère. Je ne dis rien du cinéma suivi comme son ombre par la création de multiples revues – chaudrons cinéphiliques – de la Revue du Cinéma (1928) jusqu’aux Cahiers du cinéma, Positif, Trafic. Et sans doute pourrait-on bâtir une histoire de la littérature moderne avec des revues comme autant de pierres à l’édifice, La NRF étant la clé de voûte. D’ailleurs, en aidant si substantiellement les revues, les pouvoirs publics reconnaissent et s’inscrivent dans cette histoire prestigieuse et la prolongent. C’est dire aussi que les revues d’aujourd’hui n’ont point besoin de se battre pour une légitimité de si longtemps construite, mais pour une reconnaissance actuelle et concrète.