Nouvelles de Colombie

Un homme et un chien

par Luis Fayad · trad: Anne Proenza

Leoncio marche dans une rue animée de la ville. Il porte à la main un journal et un dossier en carton, et à en juger par la gabardine qui pend à son bras, la soirée risque d’être fraîche. Leoncio ne supporte en effet pas le froid, aussi léger soit-il. Il est six heures et une minute, il y a une minute qu’il est sorti du bureau, et il se dirige vers l’arrêt de bus. Comme tout le monde, il marche d’un pas très pressé, pris dans la course éternelle et le plus souvent vaine de dénicher une place pour s’asseoir dans le bus.

La maison hantée

par Diana Ospina Obando · trad: Anne Proenza

C’est une fête foraine qui, dit-on, débarque parfois dans certains villages et plus rarement dans des villes, avec une attraction très particulière, une maison hantée unique en son genre, dont les méthodes sont bien plus efficaces que celles de la concurrence. À l’intérieur de cette maison hantée, il n’y a ni projections de fantômes dansant sur les parois, ni bruits de chaîne étranges. Encore moins de jeunes hommes déguisés en assassins sanguinaires qui poursuivent de naïfs spectateurs avec de fausses tronçonneuses.

Entrée en religion

par Luis Noriega · trad: Samuel Monsalve

1. Au commencement était le clou. Suivant le conseil de l’auteur, j’avais planté devant mon bureau un clou auquel accrocher les lettres de refus, les invitations à transmettre le manuscrit à d’autres éditeurs, les avis défavorables. Si je me montrais persévérant, patient, et que les dimensions du clou étaient adéquates, assurait l’auteur, je parviendrais à vendre quelque chose avant d’avoir à planter un second clou. Vendre faisait la différence entre être quelqu’un qui écrit et être un écrivain. Dans mon cas un second, et même un troisième clou furent nécessaires. Le clou le plus long que je pus trouver à la quincaillerie.

Les nombrils

par Carolina Sanín

En général, je préfère être endormi plutôt que réveillé, mais aujourd’hui ça m’a plutôt réussi, de m’être levé au lieu d’avoir dormi toute la matinée. Parce que je me suis levé tôt, pour la première fois de ma vie, j’ai un doigt cassé. C’est José F qui me l’a cassé, et c’est le troisième doigt du pied droit. Je me demande si les orteils ont, comme les doigts de la main, un nom chacun. Ils s’appellent peut-être comme ceux de la main : index, majeur (qu’en espagnol on appelle doigt du coeur), annulaire, auriculaire ; sauf le dernier (ou le premier) qu’on appelle le gros orteil et pas le pouce. José F me l’a cassé en marchant dessus avec sa fausse chaussure et il a fait semblant que ce n’était pas exprès. Je vais faire comme si ce doigt cassé s’appelait le doigt du coeur, comme s’il était sur la main, mais pas sur le pied.

Arthur Rimbaud en visite au Tequendama

par Eduardo García Aguilar · trad: Marie Dadez, Roberto Salazar

Une étrange agitation régnait chez le jeune poète José Asunción Silva, quelques minutes avant qu’apparaisse une calèche en bas de la rue, dissimulée par la brume et la pluie de Santa Fe. Le véhicule mit quelques minutes à arriver au portail et après une attente inconfortable, on vit sortir un homme maigre et grisonnant, la quarantaine d’après son allure, dont le sourire cynique peinait à camoufler l’amertume.

Le stylo-plume anglais

par Jorge Aristizabal Gáfaro · trad: Roberto Salazar

Je me suis demandé si c’était Carrizosa qui avait la grandeur d’Hitler ou Hitler la mesquinerie de Carrizosa. Quelques heures plus tôt, en découvrant l’érudition en fait de civilisation française de ce type à la chevelure blonde, aux yeux pleins d’amertume et aux lèvres éternellement furieuses, je n’en revenais pas de sa métamorphose. Il parlait depuis un bon moment comme le ferait une multitude d’hommes, employant, à tour de rôle, la précision de l’auteur de traités, le ton digne du général, la morgue du sybarite, et la nostalgie du marin au teint hâlé par le sel, le soleil et les tempêtes.

Il y a pire

par Margarita García Robayo · visuels: Margarita García Robayo · trad: Anne Proenza

Titi s’appelait Ernesto, comme son oncle maternel, qui lui tenait lieu de papa. Le papa de Titi vivait dans une autre ville avec son autre famille, mais ils se voyaient tous les quinze jours. Ce n’était pas très loin. Une heure à peine en voiture, et celle de son papa était super rapide. Titi attendait en général assis sur le trottoir, vêtu d’un jean foncé et d’une chemise à manches longues qui lui tenaient trop chaud.

Voleurs d’oublis

par José Zuleta · trad: Anne Proenza

Personne n’a jamais su ni quand ni comment il était arrivé à la gare routière. Il n’avait rien de particulier, aucun trait remarquable. Il avait l’air si normal, était si ordinaire, qu’il en devenait presqu’invisible. Plusieurs rumeurs couraient à son sujet : il avait fui vers le sud à cause d’une faillite, sa famille l’avait abandonné, il était descendu au beau milieu d’un voyage et l’autocar était reparti sans lui.

Antigone

par Pablo Montoya · trad: Roberto salazar

Le costume est une tunique faite de papier journal. Elle a la face barbouillée de gris. Deux traits en demi-lune lui font des yeux plus grands que nature. Sur ses mains, une tache pourpre. Mais c’est en fait son corps tout entier que cette tache recouvre. Elle porte des sandales rappelant l’ancien temps de Thèbes et des cheveux empâtés à grands renforts de gel.

Les mauvais jeux de mots (ou l’art de la typographie)

par Juan Esteban Constaín · trad: Roberto Salazar

Le cirque Manson

par Antonio Ungar · trad: Felipe Cammaert

La troupe du Cirque Manson est composée d’un seul homme et de vingt-sept femmes. L’homme est blond, il a un corps de phoque et un regard de chat, une cicatrice traverse son visage de l’oeil jusqu’aux lèvres ; il lui manque une dent. Il ne parle jamais. Les femmes ont été enrôlées au long de la Route 80 : Ogden, Rock Springs, Laraine, Cheyenne, North Platee, Grand Island, Omaha, Davenport.

Dr. Tomás Aguirre

par Ricardo Silva Romero · trad: Roberto Salazar

L’ingénieur Diego Espinosa n’éprouve pas la moindre nostalgie pour Bogotá, pour sa femme ou pour sa fille qui vient de naître. Il n’est pas à l’aise sur le siège de l’avion. On dirait qu’il a cinquante ans, mais il vient en fait d’en avoir quarante-deux. Chaque fois, à son retour dans sa ville natale, il prend soin de ne prévenir personne, histoire de s’épargner toute sorte de scène à l’aéroport. Depuis trois semaines, il est à Paris mais il ne comprend toujours pas un traître mot à ce que lui racontent les Françaises. À vrai dire, les Champs-Élysées ne lui ont pas paru plus extraordinaires que ça. D’ailleurs il déteste ça, prendre l’avion. Il a mal à la tête. Il a envie de dormir.

31 décembre 1999

par Juan Álvarez · trad: Marie Dadez

1. Les jours que je m’apprête à restituer se sont déroulés il y a un moment, dans la ville de New York, autour du 31 décembre 1999. C’est la date précise à laquelle une bonne partie de l’humanité a fêté la fin du millénaire. La date à laquelle la plupart d’entre nous pensions que quelque chose d’important était en train de se passer, et que faire partie d’un truc aussi important nous rendrait nous aussi spéciaux. 2. Espace et temps du récit résultent d’un fait simple : je suis un type qui peut parfois se fier à sa bonne étoile.

Pedro Ruiz, la main envoûtée

par Pedro Ruiz · visuels: Pedro Ruiz

Les subtiles transgressions de Pedro Ruiz

par William Ospina · trad: Tania Roelens

Il m’arrivait parfois de dormir dans une maison de la rue de Bièvre, où six siècles auparavant Dante avait écrit la Divine Comédie. Nous savions que Dante avait vécu dans cette rue étroite et sinueuse qui se termine soudain en s’ouvrant au spectacle merveilleux de la cathédrale de Notre-Dame, immense caverne mystique sur l’autre rive du fleuve. C’était une ruelle médiévale avec cathédrale gothique et, suivant notre fantaisie, nous décidâmes que c’était justement cette maison qui avait vu Dante en exil, écrire une partie du poème. Dolce color d’oriental zaffiro, nous exclamions-nous à l’aube.