Joliane Siegel

De la neige à Gaza

par Marie Chotek

C’était au moment de l’élection du dirigeant palestinien, Mahmoud Abbas. J’avais entrepris de nettoyer mes carreaux, le soleil d’hiver n’arrivait pas à les franchir, je me sentais comme mes vitres. J’étais au chômage. Je cherchais un poste d’expert-comptable. Vous allez me dire que c’est là chose étonnante que je ne trouve pas d’emploi dans cette fonction-là, et que je ne devais pas faire ce qu’il fallait. Vous avez raison, mais je vous emmerde quand même.

Etrange mécanique

par Dany Grard

Un épais gruau bouillonne dans l’assiette pleine à ras bord, sur la table en Formica de la cuisine. René Picard l’avale, cuiller après cuiller, avec un mouvement réglé sur le battement du balancier de la grande horloge. De temps en temps, il s’arrête pour boire une gorgée d’un rouge bon marché dans un petit verre à moutarde. Le sifflement de la bouilloire vient interrompre son geste. Il se lève, sort le thermos du placard et y verse le jus bien noir et brûlant. Puis il revisse le bouchon et pose le tout sur la paillasse de l’évier, à côté de sa vieille cantine en fer blanc.

La possibilité d’une île

par Eric Dussert

Il nous fallut un bel instant pour comprendre ce que nous avions entendu, et un autre pour concevoir que cela venait de dégripper quelque chose dans nos esprits hachés par le labeur et la peine. Frappés de stupeur, nous avions été saisis dans nos actes, figés en ahuris, la bouche ouverte, le front fumant comme celui de bêtes, l’oeil en gobille. Jamais, ou plutôt si rarement, nous n’étions confrontés à un tel inattendu.

Voisin, voisine

par Daniel Bourrion

À première vue, notre hameau est une sorte de rêve, un « havre de paix perdu dans les forêts » comme disent avec leur accent à la con les rares parisiens se perdant parfois par ici. Je les regarde arriver depuis le pas de ma porte où, en été, je profite de l’ombre que fait la vigne, cette saloperie me dévorant la façade. Ils tournent avec leur grosse familiale sur la petite place entre les maisons, les gosses sont accrochés aux vitres arrières, le père pointe du doigt et pontifie, la mère voudrait être ailleurs mais ne dit rien.

Les temps changent, mon bon Monsieur!

par Jean-Pierre Treille

Cher ami, C’est en grande hâte que je rédige cette lettre. J’ai pensé que tu étais le seul qui puisse comprendre mes agissements. Lorsque tu liras cette lettre je ne serai plus. Aussi je te raconte ici mon aventure qui doit se terminer ce soir. Lorsque je pénétrai dans cet établissement, je ne connaissais pas la raison qui m’y avait poussé. Mais je ne reviendrai pas là-dessus. Je n’aurais pas dû entrer.

Edmond About(1828-1885)

par Eric Dussert

Après avoir signalé les mérites du Marseillais Joseph Méry (Brèves n° 78), il nous fallait adresser quelque hommage à celui qui fut son digne confrère et successeur : Edmond About. Et si, comme nous le disions, leurs parcours furent en partie similaires, il est bon d’ajouter qu’Edmond About, né trente ans après Méry, autant que son aîné une plume superbe, eut le bonheur d’écrire en un temps dont la langue nous paraît moins désuète. Il faut dire qu’à six lustres près — des lustres aux sombres lueurs — les temps avaient changé : la presse désormais industrielle, plus pléthorique que jamais, débordait de tumultes variés, les boulevards archi-courus drainaient les élites et les autres, la vie politique connaissait des convulsions de serpent et la population réclamait, outre une parole forte, des repères pour tenter d’y voir clair.

Gorgeon

par Edmond About

Comme il avait eu le second prix de tragédie au Conservatoire, il ne tarda pas à débuter à l’Odéon. C’était, si j’ai bonne mémoire, en janvier 1846. Il joua Orosmane le jour de la Saint-Charlemagne, et fut sifflé par tous les collégiens de la rive gauche. Aucun de ses amis n’en fut surpris : il est si difficile de réussir dans la tragédie lorsqu’on s’appelle Gorgeon ! Il aurait dû prendre un nom de guerre, et s’appeler Montreuil ou Thabor ; mais que voulez-vous ? Il tenait à ce nom de Gorgeon comme au seul héritage que ses parents lui eussent laissé. Sa chute fit peu de bruit ; il ne tombait pas de bien haut. Il avait vingt ans, peu d’amis et point de protecteurs dans les journaux. Pauvre Gorgeon !

“Journal d’un lecteur ”: Entretien avec Alberto Manguel

par Boris Beyssi

Brèves : Dans votre dernier essai, vous revenez sur les terres de votre enfance, l’Argentine. Alberto Manguel : Je dirais la terre de mon adolescence, surtout. J’ai quitté l’Argentine tout de suite après ma naissance, mon père étant ambassadeur. On a beaucoup voyagé, et je suis rentré en Argentine vers sept-huit ans, c’est là que j’ai du apprendre l’espagnol. Mes rapports avec l’Argentine sont un peu étranges, je ne sens pas cette terre comme terre maternelle ou paternelle mais plutôt l’endroit qui m’a été donné pour faire mes études d’adolescent entre 1955 et 1968.

Le mélange des genres

par Robert Calvet

Le tapage médiatique et l’ampleur du scandale soulevé par la publication de l’ouvrage de Catherine Millet, La Vie sexuelle de Catherine M. avec la quête farouche du sexe pour le sexe qui y est décrite, nous invitent à nous demander si cet ouvrage était en fait vraiment une oeuvre littéraire ou plutôt une manifestation d’art contemporain mêlant autoportrait et happening. Au-delà, en comparant ce livre aux oeuvres d’autres auteurs qui comme Houellebecq eurent beaucoup de succès pour des raisons analogues, comment aborder la question du genre en littérature ?

Colette Lambrichs ou l’art cruel de la nouvelle

par Éric Vauthier

A l’instar de son oncle, Georges(1), l’écrivain belge Colette Lambrichs(2) a toujours témoigné d’un goût indéfectible pour la brièveté et la concision, consacrant au genre de la nouvelle l’essentiel d’une oeuvre soigneusement mûrie. En témoignent quatre recueils parus en l’espace de plus de vingt-cinq ans, dont le dernier en date, Logiques de l’ombre, compte dix-sept récits très courts, la plupart ne dépassant pas quatre à cinq pages.

L’usage du fantastique dans Zoo de Marie Darrieusecq et dans Tout est fatal de Stephen King

par Robert Calvet

Je me rappelais avoir lu une nouvelle de Marie Darrieussecq que j’avais beaucoup aimé, Claire dans la forêt, et j’avoue que je me montrais moins sévère qu’avait pu l’être Anne Delmer au moment de la sortie de Truismes. Par ailleurs, Naissance des fantômes et Bref séjour chez les vivants m’avaient semblé mériter l’attention. J’étais donc assez satisfait à l’idée d’ouvrir son recueil de nouvelles Zoo.

Gabrielle Rolin : Un tel amour de la vie

par Christiane Rolland Hasler

Lorsque je rencontre Gabrielle Rolin, elle est encore sous le coup de la colère. Elle a été verbalisée par un policier (une femme !) alors qu’elle traversait un carrefour, au passage protégé. Motif : « traverse d’une démarche irrégulière »… Il faut savoir que Gabrielle Rolin a été récemment opérée du coeur et que cela l’empêche, en plus de l’air pollué et du tabac, de galoper d’un trottoir à l’autre ! Voilà donc d’où vient tout le mal de la circulation à Paris… des vieux qui osent traverser…