Le souffle, celui que l’on produit à la suite de la respiration, s’avère vital. Le manque d’air, qu’il soit dû à une pathologie pulmonaire ou à un étouffement, volontaire ou non, peut devenir fatal. Alors que le besoin de manger peut attendre plusieurs jours, celui de respirer se doit d’être satisfait en quelques minutes. Bien qu’indispensable à la vie, la respiration a longtemps été négligée au sein de la pensée occidentale. C’est ce que rappelle la philosophe Luce Irigaray dans son livre L’oubli de l’air (Éd. de Minuit, 1983). Cette négligence serait, selon elle, concomitante de notre insouciance vis-à-vis du monde que l’on habite. Contrairement à l’Occident qui a misé principalement sur la perception, la spiritualité orientale, dont la médecine traditionnelle chinoise, reconnait la respiration comme principe de vie. Tout comme le poisson qui ne peut vivre hors de l’eau, l’être humain n’existe pas ailleurs que dans l’air. C’est pourquoi la conscience de la respiration s’avère essentielle à notre survie.
Souffle
L’air du temps
Le souffle comme oeuvre ou la plasticité du pneuma
Au début des années 1920, Marcel Duchamp s’intéresse à un type particulier de circulation d’air, de courant d’air : l’haleine. Avec Belle Haleine : Eau de Voilette (1921), il emprisonne le souffle de son double, Rrose Sélavy, dans un flacon de parfum Rigaud, célèbre figure de l’univers de la mode à l’époque – c’est du moins ce que l’on peut déduire de la lecture du titre de l’oeuvre et du portrait de Rrose Sélavy qui orne l’objet. L’air s’affirme donc pour lui comme une matière artistique, comme un outil pour faire oeuvre, mais un air ici dépendant d’un sujet – l’artiste et/ou son double – qui devient le pourvoyeur de la matière plastique (odoriférante). Sur la bouteille est collé le Portrait de Rose Sélavy réalisé par Man Ray en 1920 qui a servi à confectionner une partie de l’étiquette. Dans ce ready-made assisté, Rose devient Rrose, Duchamp signant ce parfum « Rrose Sélavy » au dos du flacon, un double r qu’il avait utilisé pour la première fois en juin de cette même année en signant avec d’autres le tableau de Picabia L’OEil cacodylate. L’odeur est une question d’air, de circulation d’air – de rr aussi –, et l’artiste est au centre de ces émanations, il crée les courants d’air qui serviront à changer la qualité de l’atmosphère.
Les blocages respiratoires ou la politique du souffle
Respirer est un acte de résistance, une affirmation de notre existence et de notre vulnérabilité — un acte politique. Une fois arrêté, empêché ou retenu, il révèle les rapports de force qui sous-tendent la respiration, nous faisant prendre conscience de la fragilité de la vie et des contextes sociopolitiques qui la rendent encore plus précaire.
Smog: le souffle de l’Anthropocène
Bien des artistes, ces dernières décennies, ont tenté de faire prendre conscience aux publics occidentaux de la réalité quasi quotidienne de millions d’humains forcés d’inhaler le souffle létal exhalé par ces gigavilles «modernes» congestionnées par les véhicules à essence, chauffées ou refroidies par le courant de centrales thermiques au charbon, empoisonnées par les outils du «progrès». Mais le smog, combinaison d’oxyde d’azote, de dioxyde de soufre et de monoxyde de carbone, présente une difficulté majeure, malgré son évidence : il s’avère le plus souvent invisible. Il n’apparaît et ne se sent que lorsque les plus hautes accumulations de polluants sont atteintes. Plutôt que d’illustrer la pollution atmosphérique par le biais de concentrations colorées opaques comme chez l’artiste Hua Jin et le collectif HeHe (composé d’Helen Evans et Heiko Hansen), certain·e·s praticien·ne·s ont choisi de créer directement avec le phénomène. En optant pour une exposition concrète au smog, s’agit-il là d’échapper à une visualité principalement statistique et chromatique pour vivre l’air de l’Anthropocène et imaginer un futur funeste?
Écoute circulaire: Sandra Volny et Guadalupe Martinez
Le souffle est une vibration, un seuil entre des états intérieurs et extérieurs. Dans l’histoire de l’humanité, à travers les cultures, les portées médicales et spirituelles du souffle ont souvent été fusionnées en un seul mot. L’ancienne philosophie hindoue et les textes ayurvédiques disent du prāṇa (प्राण) qu’il est une énergie vitale universelle, et ils ont développé des techniques de respiration comme le prāṇāyāma afin de l’élever. Depuis plus de 2000 ans, la médecine traditionnelle chinoise porte sur l’équilibre du qi (氣) – souffle, énergie vitale – pour favoriser une bonne santé1; les taoïstes pratiquent la «respiration primordiale» pour guérir certains maux et augmenter leur longévité.
Le poids de l’air: Bojan Stojčić, History to the Stone, Future to the Wind
Par sa pratique, Bojan Stojčić s’efforce de déconstruire et de reconfigurer les notions préexistantes inscrites dans les imaginaires collectifs souvent chargées de significations politiques, culturelles ou historiques complexes. Traversant les bouleversements sociaux et géopolitiques qui ont jalonné tant son existence personnelle que celle de son pays, la Bosnie-Herzégovine, Stojčić explore ce qui demeure parfois absent de l’expérience quotidienne – qu’il s’agisse de l’intime, du politique ou de la poétique. À cette fin, il fait fréquemment de son corps un médium, documentant les traces matérielles de son passage sur un paysage, publiant des petites annonces invitant des inconnu·e·s à échanger quelques mots avec lui ou mettant en scène sa simple respiration. Il réinscrit ainsi son propre récit dans l’espace de la ville – et de l’histoire.
À propos de Drawing Breath de Michael Clark
Respirer est le premier et le dernier acte de la vie – «l’Alpha et l’Oméga, le premier et le dernier, le commencement et la fin», comme le dit Jésus à propos de lui-même dans le «Livre de la Révélation (22:13)». Arthur Rimbaud y fait allusion dans son sonnet intitulé «Voyelles» (1883), dans lequel il assigne à chaque voyelle une signification alchimique correspondant à une couleur. La première strophe va comme suit : A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles En réponse à l’appel de Rimbaud pour un «dérèglement de tous les sens» et à sa vision d’une expérience esthétique transgressive, l’artiste britannique Michael Clark a orchestré l’installation sonore in situ Drawing Breath (2002)1. Établissant un rapport fondamental entre la langue et l’activité non verbale qu’est la respiration, Clark a ramené le sonnet à ses éléments principaux, c’est-à-dire les voyelles, et recruté le cinéaste britannique Nicolas Roeg pour qu’il leur procure un ton.
À bout de souffle: inspirer et expirer avec Breathing Volume de Plastique Fantastique et Marco Barotti
En 2015, les visiteur·euse·s du festival 4 + 4 Days in Motion, à Prague, pouvaient entrer dans une installation immersive intitulée Breathing Volume que le collectif artistique berlinois Plastique Fantastique avait conçue en collaboration avec l’artiste médiatique Marco Barotti1. En regardant une brève compilation vidéo de l’événement, on voit des gens coincés entre deux grands morceaux de film plastique blanc remplis d’air. Ils essaient de se frayer un chemin en poussant les parois souples et translucides. Quelques minutes plus tard, les deux volumes, qui rappellent des poumons humains, se rétractent (dégonflent) et les individus retrouvent l’espace pour respirer. En présentant l’oeuvre sur son site web, Plastique Fantastique mentionne : «De notre naissance à notre mort, nous ne cessons jamais de respirer, et pourtant il est rare que dans notre vie nous concentrions notre attention uniquement sur la respiration2. » Cela fait écho à l’observation de la philosophe Luce Irigaray qui souligne que, dans la tradition culturelle occidentale, «l’oubli de la respiration [...] est presque universel3 ». En opposition, Irigaray met la respiration au centre de bon nombre de ses écrits. L’oeuvre Breathing Volume attire également l’attention sur l’acte de respirer par la vision, l’audition et le toucher. Des volumes en mouvement, éclairés de l’intérieur, se dilatent et se contractent tout en entourant les visiteur·euse·s de l’installation qui peuvent aussi sentir la peau en plastique des «poumons» et les changements de la pression de l’air sur leur corps. En outre, un paysage sonore envoûtant, combinant plusieurs caissons de basse émettant des pulsations, imite le mécanisme d’inspiration et d’expiration, ce qui permet aux gens d’en saisir le sens.
Le souffle dans l’oeuvre de D Harding
À quoi ressemblent les peintures représentant le souffle? Notre souffle est généralement à peine perceptible. On pense parfois pouvoir le voir lorsque le froid lui donne une forme éphémère, mais ces nuages de vapeur ne sont que l’humidité de la respiration rendue visible, tandis que sa part non liquide demeure invisible. L’aspect visuel insaisissable du souffle a sans doute contribué à l’attrait qu’il exerce sur un large éventail d’artistes, de Marcel Duchamp et Man Ray, avec leur flacon de parfum vide Belle Haleine : Eau de Voilette (1921), à Oscar Munoz, avec son oeuvre Souffle (1995), qui invite le public à exhaler sur des miroirs afin de faire apparaître fugitivement le visage de personnes disparues en Argentine. La quête impossible de Sophie Calle pour capturer la dernière expiration de sa mère dans Pas pu saisir la mort (2007) poursuit ce thème de l’insaisissabilité, tout en mettant en lumière le fait que la respiration est un processus vital, indissociable de la vie. L’invisible, l’élusif, l’évanescent : ce sont là quelques-uns des leitmotivs associés au souffle dans les arts visuels, ainsi que son rapport à la vitalité.
Un bien commun atmosphérique. Rafael Lozano-Hemmer en conversation avec Michael Nardone
«Il n’y a rien à quoi l’être humain soit aussi ouvert qu’à l’air», écrivait Elias Canetti, romancier juif sépharade germanophone, en 1936, à la veille de l’occupation d’Hitler en Rhénanie. «L’air, poursuit-il, est la dernière aumône. Tout le monde y a communément droit… Et cette ultime chose, qui nous était commune à tous, va tous nous empoisonner en commun1. » Plus récemment, dans Terror from the Air (Semiotext(e), 2009), le philosophe Peter Sloterdijk a réfléchi aux façons dont le terrorisme d’État s’est, au courant du 20e siècle, concentré sur l’exploitation de la vulnérabilité de l’humanité face à l’air. C’est précisément cette vulnérabilité, l’absence de défense du souffle qui, dans les mots de la théoricienne culturelle Heather Davis (2016), «fait que l’atmosphère est, a priori, un bien commun» qui doit être reconnu et vigoureusement protégé.
Chaque jour se tenir entre les trous
Le souffle du monde façonne-t-il patiemment en notre corps un creuset bien poli par lequel une histoire anatomique s’évide jusqu’au moment où la mort cesse tout processus pneumatique? Une sculpture intérieure. Une archive de souffles. Un catalogue de mouvements en forme de va-et-vient conscient et le plus souvent inconscient. Il n’y a rien d’autre à faire. Respirer. Accueillir le courant d’air du monde, nourriture transparente, invisible. La dualité des deux poumons, vases communiquant des ivresses de la joie et de la peine, mélangées. Une maison dans la poitrine. Un deux pièces. Courants d’air, fines bises, filets rugueux.
The Wake. L’éveil, le sillage, xàll wi: la Biennale de Dakar 2024
Du 7 novembre au 7 décembre derniers s’est tenue la 15e Biennale d’art contemporain de Dakar, placée cette année sous le commissariat de Salimata Diop. L’édition 2024 a déployé, dans la ville, à l’échelle de trois lieux, une exposition internationale rassemblant une cinquantaine d’artistes africain·e·s et issu·e·s de la diaspora, trois pavillons nationaux – investis, cette année, par le Cap Vert, les États-Unis et le Sénégal –, des invitations faites aux artistes Anta Germain Gaye, Wangechi Mutu et Ndoye Douts, une section design réouverte après plusieurs années d’absence, et une exposition collective confiée à des commissaires invité·e·s.
Alexandre David, d’une place à une autre
Avec cet ambitieux projet d’exposition en trois lieux, l’artiste Alexandre David et le commissaire Laurent Vernet se sont aventurés dans une démarche rétrospective malgré un corpus d’oeuvres quasi inexistant; la majeure partie du travail de l’artiste consiste en la réalisation d’installations in situ, en bois brut de grandes dimensions, qui sont déconstruites à la fin de chaque manifestation. Devant l’impossibilité de présenter des oeuvres déjà créées, l’aspect historique de l’événement s’est plutôt révélé à travers la documentation sélectionnée par le commissaire et présente dans chacun des endroits. Chez Criterium, un bureau de design graphique de la ville de Québec, c’est une boîte d’archives composées de courtes descriptions et d’images qui présentent des projets antérieurs (2007 à 2023) et leur appropriation par différents publics. À la Galerie des arts visuels de l’Université Laval, des expérimentations photographiques (1996, 1999 et 2002) sont exposées dans la vitrine.
Lap-See Lam, Floating Sea Palace
The first recorded mention of Lo Ting is as half-human and half-fish, said to be the ancestor of the people of Hong Kong, which goes back to the Tang dynasty (618–907) and describes him as having lived wildly, building walls of shells and eating mussels. During the Qing dynasty (1636–1911), Qu Dajun wrote that the Lo Tings fled to the island of Lantau and lived a life partially on land and partially at sea to evade the imperial authorities. It’s said this story is a mythologization of Lu Xun, an official who attempted a failed coup against the Jin Empire in 411. He retreated south with his army, and his status as a failed rebel against the state led him to adopt a “nonhuman” life. Legend has it that Lo Ting ate so much fish while living in caves that he grew a fish head. Whether in the form of myth or historical narrative, the moral of the story speaks of the conditions of exile.
Rebecca Ramsey, At the Bottom of the Sink There is a Black Hole
Les portails sont souvent imaginés comme des vortex surnaturels, évoquant des voyages vers d’autres espaces-temps, parés d’un enchantement luminescent et d’illusions spectaculaires. Pour l’artiste Rebecca Ramsey, ceux-ci se manifestent toutefois sous forme de fonds d’évier corrodés et de tuyaux rouillés, laissant l’imagination errer à travers des trajets infinis de plomberie. Présentée à DRAC – Art actuel Drummondville, du 2 novembre au 15 décembre 2024, l’exposition At the Bottom of the Sink There is a Black Hole introduit pour la première fois le travail de la sculptrice par une exposition personnelle foisonnante.
Marjolaine Bourdua, Faire tenir, parmi, récolter
Dans le bâtiment patrimonial de la Galerie d’art du Parc, à travers les pièces du rez-de-chaussée présumées avoir servi de magasins au 18e siècle, des objets variés rappellent la vocation passée du manoir de Tonnancour, voué désormais à la présentation de pratiques artistiques en art actuel. Des textiles teints et des bâches se mêlent à de grands brins de quenouille, un sac de feuilles de maïs et du rotin tressé. Des bacs de plastique et des assiettes de carton – dont certains contiennent des écorces, des noyaux ou des végétaux à la patine trompeuse – côtoient des modules de contreplaqué et de mousse synthétique. Des fruits et légumes surdimensionnés, faits à base de polystyrène, flottent, suspendus au plafond par des chaînes à mailles tandis que d’autres reposent sur un amas de tiges ou sur le manteau d’une cheminée.
Yen-Chao Lin, Summoning
Sous la terre, des rivières, des gisements de pétrole, des filons de minéraux courent, depuis toujours, comme autant de trajectoires invisibles. Des matières qui composent notre monde et nourrissent le vivant, débusquées, puis surexploitées, sont devenues des matériaux précieux dont la valeur dépend d’une machine extractive affamée, jamais rassasiée. En même temps, à la surface, des rails tracent des lignes de pouvoir définissant le mouvement des ressources et des marchandises tout en déterminant la destinée de milliers de personnes chargées de les construire. Au Canada, par exemple, l’édification du chemin de fer transcontinental au 19e siècle a reposé en grande partie sur le labeur de travailleurs chinois exploités et sur la privatisation unilatérale de terres appartenant aux Premières Nations.
Take Breath
From the airborne COVID-19 virus to George Floyd’s resounding last words—“I can’t breathe!”—the year 2020 remains riddled with respiratory hazards. One of several monographic surveys that emerged from this poignant, yet fallow time is the current Take a Breath exhibition at the Irish Museum of Modern Art (IMMA) in Dublin. The group show explores the historical, political and cultural significance of breathing. Yet Take a Breath isn’t generic: the exhibition reminds us that the respiratory motion is more than just an act of oxygenating us humans; it’s a sound, a feeling, an embodiment and a threat.
Maurice Fréchuret, Respirer. La puissance créatrice du souffle
L’auteur Maurice Fréchuret est historien de l’art, commissaire d’exposition et conservateur en chef du patrimoine. Il a publié, aux éditions Les presses du réel, de nombreux ouvrages dont L’art et la vie (2019), Images de l’exil (2021) et, prochainement, Aveuglement — Les artistes et la cécité (2025). Dans Respirer. La puissance créatrice du souffle (2023), il poursuit son intérêt pour les «facultés naturelles» qui sont de manger, dormir, marcher et qui ont fait l’objet d’expositions ainsi que de publications de catalogue. Pour Fréchuret, les artistes, peu importe l’époque, sont de précieux témoins de ces gestes innés. Divisée en neuf chapitres, la structure argumentative de ce panorama de la respiration dans le monde artistique ne suit pas une ligne du temps chronologique, elle propose plutôt une lecture transhistorique d’oeuvres d’art combinant différentes époques. Ce panorama réfère principalement à des oeuvres en arts visuels (peinture, sculpture, dessin, action performative, vidéo, etc.), mais il fait aussi mention — quoique sommairement — de la littérature, de la danse et du cinéma.