Religions

La religion à l’ère du numérique

par Boris Groys

Dans les sociétés occidentales contemporaines laïques et démocratiques, les religions – toutes les religions – fonctionnent selon le principe de la liberté de croyance. Après la victoire des Lumières, la foi est devenue une affaire privée. La liberté de croyance signifie que toute personne est libre de croire ce qu’elle choisit de croire, et aussi qu’elle est libre d’organiser sa vie personnelle et privée conformément à ses croyances. Mais cela signifie également qu’il est interdit d’imposer sa propre foi dans la sphère publique et aux institutions de l’État. Les changements engendrés par les Lumières ont donné lieu non pas à la disparition de la religion, mais à sa privatisation, à sa relégation dans la sphère privée. Dans les conditions propres au monde contemporain séculier, la religion est devenue une question de gout personnel, un peu comme l’art et le design. Cela ne veut pas dire qu’elle ne puisse faire l’objet de débats, mais que sa place y est la même que celle de l’art telle qu’elle a été décrite par Kant dans sa Critique du jugement : la religion peut être discutée publiquement, à condition de n’entrainer aucune conclusion qui serait contraignante pour ses participants ou pour la société dans son ensemble. L’engagement envers une foi religieuse ou une autre relève d’une décision personnelle, privée et souveraine qui ne peut être dictée par aucune autorité publique, y compris les autorités démocratiques légitimement élues.

Metalepsis ou l’abstraction transfusée

par Emily Rosamond · visuels: Darren Harvey-Regan

La nouvelle série photographique de Darren Harvey-Regan, Metalepsis, est constituée d’un groupe déterminé et pourtant ouvert de petites images : images dépouillées, formalistes, géométriques, très proches du noir et blanc, qui représentent, dans un espace indéfinissable, de peu de profondeur, des agencements de surfaces texturées (roche ? béton ? polystyrène ?). Deux de ces images, identiques et formant parenthèses à chaque bout de la série – dont elles soulignent la circularité –, consistent en deux images d’une même orange apparaissant côte à côte sur un fond uni ; à gauche, l’orange et l’arrière-plan sont de la même teinte orangée ; à droite, l’image est en noir et blanc. La seule autre présence de couleur saturée se trouve au centre de la série, dans l’image d’une pierre effilée écrasant une orange, dans un décor évoquant vaguement un studio. Deux représentations paradoxales de la prière sont intercalées dans ces images. À droite de l’orange écrasée du centre, on croit distinguer la photo en noir et blanc d’une carte postale un peu kitch figurant Jésus, les mains jointes, les yeux levés au ciel ; et à gauche, une autre figure en prière (le jeune prophète Samuel), dont l’image a été découpée en éclats : trois fragments triangulaires, disposés sur un riche fond noir.

Abraham et Sarah

par Nathalie Desmet · visuels: Courtesy of the artist, Braverman Gallery, Tel Aviv

Bien avant que l’intérêt pour ce que l’on nomme le « fait religieux » ne se généralise, Marcel Mauss déclarait qu’« il n’y a pas en fait une chose, une essence, appelée Religion ; il n’y a que des phénomènes religieux, plus ou moins agrégés en des systèmes qu’on appelle religions et qui ont une existence historique définie, dans des groupes d’hommes et en des temps déterminés1 ». On peut considérer en effet qu’avant d’être un ensemble de prescriptions morales, la religion est une agrégation de faits et de phénomènes matériels. La réalité de ces derniers nous échappe souvent dans un contexte où les positions conservatrices ou réactionnaires se multiplient en focalisant l’attention sur l’idéologie et les dérives communautaires. La religion est pourtant concrète, elle se décline en gestes répétés, en mouvements corporels, en actes codifiés. Dans l’installation Abraham Abraham Sarah Sarah présentée au Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris et à l’Art Gallery of Alberta, Nira Pereg nous propose une forme d’anthropologie comparée de ces gestes automatiques. Les deux vidéos montrées face à face décrivent des rituels qui prennent place dans l’un des endroits religieux les plus singuliers au monde. Lié à la fois à la religion juive et à la religion musulmane, il change d’identité en fonction des hommes qui l’occupent et de leurs croyances.

Red Room : la pop religiosité des années à venir selon Arseniy Zhilyaev

par Vanessa Morisset

Dans les pays où elles ont longtemps été réprimées, les pratiques religieuses reviennent généralement en force par cet effet mécanique décrit par Montesquieu, qui, pour cette raison même, en appelait à la tolérance : « C’est un principe, que toute religion qui est réprimée devient elle‑même réprimante. » Pire, les interdictions portant sur des gestes précis, tels que l’exemple donné de la danse sur un crucifix, peuvent suggérer de les exécuter alors que personne auparavant n’y avait songé. Plus l’interdiction est despotique, plus le retour de manivelle est marqué.

Faire face à Gaïa avec les ressources de l’art et de l’apocalypse

par Erik Bordeleau · visuels: Pascal Gély

« Dans leur fuite vers le futur, les Modernes sont absents à eux-mêmes. » Bruno Latour a prononcé cette phrase durant le colloque Gestes spéculatifs organisé par Isabelle Stengers et Didier Debaise à Cerisy-la-Salle en juillet 2013. Dans ses conférences Gifford intitulées Facing Gaia: Six lectures on the political theology of nature, lues quelques mois auparavant à Édimbourg, Latour a précisé ce qu’il entendait par cette description plutôt énigmatique des Modernes : « Contrairement à ce qu’ils disent souvent d’eux-mêmes, les Modernes sont des créatures qui regardent vers derrière bien plus que vers l’avant. C’est pourquoi l’irruption de Gaïa les prend tant par surprise. Puisqu’ils n’ont pas d’yeux derrière la tête, ils refusent du tout au tout de reconnaitre qu’elle s’en vient vers eux, comme s’ils étaient trop occupés à fuir les horreurs des temps passés. On dirait que leur vision du futur les a aveuglés quant à là où ils s’en allaient ; ou plutôt, tout se passe comme si leur idée du futur n’était faite que de ce qu’ils rejettent du passé, sans envisager aucun contenu réaliste en ce qui a trait aux “choses à venir” (le français fait une distinction pertinente entre “le futur” et “l’avenir”) ».

Du paradis perdu à la religion de l’art

par Pierre Rannou · visuels: Mathieu Latulippe

L’exposition Retour à Paradise Lost de Mathieu Latulippe peut, à certains égards, sembler une invitation à constater la présence de reliquats de la tradition chrétienne dans la conception du monde des Québécois. Dans le contexte des débats sur la véritable place de la laïcité dans la société québécoise contemporaine, une telle initiative pourrait s’avérer fort opportune. Cependant, rien n’indique clairement que la démarche de Latulippe s’inscrive dans ce contexte, voire qu’elle incite à renouer avec le patrimoine religieux. Même si le titre de l’exposition nous invite à réfléchir à la place qu’occupent certaines notions religieuses dans l’imaginaire culturel, il ne s’agit pas, en favorisant les associations entre le paradis et l’idée de la chute, du rachat, de la culpabilité et de l’Apocalypse, d’établir une sorte d’inventaire des concepts et des figures sacrées que peut sous-tendre cette présentation du travail récent de l’artiste. Il nous semble plus pertinent de nous interroger sur le sens du terme « retour » dans cet intitulé.

Mehdi-Georges Lahlou : portfolio

Avec pour passeport sa double appartenance franco-marocaine, de père musulman et de mère catholique, Mehdi-Georges Lahlou traverse aisément les frontières de nos sociétés multiculturelles. Dans ses performances comme dans ses oeuvres plastiques, il met l’esthétique en question, notamment celle qui est associée à l’Islam, et aborde des problématiques plus générales comme l’identité, qu’elle soit religieuse, culturelle ou sexuelle.

Romeo, Gongora, just watch me

par Ariane de Blois · visuels: Romeo Gongora

C’est chacune avec un projet sur l’identité québécoise que les deux principales galeries universitaires montréalaises ont lancé leur programmation à l’automne 2014. Cette coïncidence témoigne certainement de l’intérêt des artistes actuels pour les enjeux identitaires propres au Québec, à l’heure où se profile une refonte de l’imaginaire collectif. Certes analogues quant à leurs préoccupations et à leur approche historique de la question, ces projets se distinguaient toutefois dans leur traitement de la thématique et dans leur manière singulière d’investir l’espace qui leur était consacré. Alors que l’exposition Notre Histoire/Our History de Michael Blum, présentée à la Galerie de l’UQAM, proposait une réflexion sur la dualité culturelle des « deux solitudes » canadiennes (francophone et anglophone) par la constitution d’un double « musée d’artiste » dont les parties se tournent le dos, le projet Just Watch Me entrepris par Romeo Gongora cherchait plutôt, par la transformation de la galerie Leonard & Bina Ellen en « club social », à décloisonner les multiples identités (francophone, anglophone, autochtones et immigrantes) qui font le Québec d’aujourd’hui.

Michael Blum, note histoire

par Jean-Philippe Uzel · visuels: L-P Côté

Après son exposition Guerre et paix chez VOX au printemps 2014 consacrée au périple québécois de « l’ennemi public numéro » français Jacques Mesrine, Michael Blum poursuit avec l’exposition Notre histoire || Our History son investigation de l’histoire du Québec. Le projet est ambitieux, pour ne pas dire titanesque : exposer la dualité identitaire québécoise et canadienne des « origines » à nos jours. Réalisé dans le cadre du programme de résidence de la Galerie de l’UQAM où il était présenté du 2 septembre au 4 octobre 2014, il a commencé en février 2014 par un sondage envoyé par courriel à plus de 600 personnes du milieu des arts et de la culture. Ce sondage portait sur la définition du Québec, sur les différences entre le Québec et le Canada, sur une possible langue de substitution au français et à l’anglais. On y trouvait également cette question : « Si un musée devait conserver l’histoire des différences entre le Québec et le Canada, comment l’envisageriez-vous ? » Michael Blum répond lui-même à cette question par son exposition qui se présente comme un musée, ou plus exactement comme deux musées, l’un consacré à l’identité québécoise et l’autre à l’identité canadienne.

Voir: un acte d’interprétation informé - Quelques notes sur le festival Actoral

par Anne-Marie Saint Jean Aubre

Suivre un festival ou voir une exposition implique des expériences de réception différentes, les deux types d’évènements s’offrant au visiteur selon deux types de temporalité. L’exposition, pensée comme un tout, est habituellement complète en elle-même lorsqu’elle devient accessible au public, qui peut en faire le tour d’un seul coup s’il le souhaite. Bien que de plus en plus de commissaires et d’artistes s’adonnent à des expérimentations quant au format temporel de l’exposition – en y incluant des performances, en changeant l’accrochage à mi-chemin, en ajoutant ou retirant des oeuvres, etc. –, il reste que le modèle traditionnel de l’exposition, construite selon un parcours où les oeuvres sont autant de pierres qui contribuent à l’édification d’un récit résultant du travail de réflexion mené par le commissaire, constitue encore la norme.

Tout du long du nez, un encan

par Michel F.Côté, Catherine Lavoie-Marcus

Religions, voilà un thème rassembleur. Tout le monde s’y intéresse, mais personne n’est d’accord. La discussion, passionnante, dure depuis des siècles. Toutes les hypothèses semblent avoir été imaginées, sans unanimité. Depuis la fin du 19e siècle, l’une d’elles prend tranquillement de l’ampleur : Dieu serait philosophiquement mort, et cela, en dépit des massacres qui se poursuivent en son nom.

voir également

Les Cahiers de Science & Vie Aux origines de Dieu · coran · religion · bible · torah · nazareth · pensée grecque
#131
2012-08
5,20 €