Rainer Maria Rilke

Modernité de Rilke

par Jean-Patrice Courtois

L'actualité de Rilke est introuvable. Rilke ou la figure d'une difficulté. Il rend difficile la notion de visage d'une époque. Pour lui comme pour l'époque. Il faut un regard sur son regard. Symbolisme, romantisme, post-classicisme l'ont traversé. Mais lui les a retraversés. Son regard justement ne commence qu'à partir de là. La modernité, sa modernité, ne sont ni un présent immédiat, ni un passé immédiat. Rilke est un monument qu'on ne visite plus. Ou mal. Ou à moitié.

Rilke devant et derrière les mots

par Claudio Magris

Dans le récit Conversation, que Rilke plus tard devait renier, comme toutes les autres nouvelles écrites pendant sa jeunesse, il est question de l'or de l'enfance. D'or sont les choses, les formes du château enchanté où l'on croit que la vie habite — mais quand le père les nomme, ces formes deviennent rigides et meurent ; les choses découvrent qu'elles ne s'appartiennent pas, qu'elles n'existent pas pour elles-mêmes, mais qu'elles sont bel et bien là pour que tout un chacun puisse les manipuler.

Les découvertes de la vie

par John Pilling

Dans un essai daté de 1902, Rilke écrit que Léonard de Vinci avait maîtrisé « tous les arts » pour « y parler, comme dans une variété de langues, de sa vie et des découvertes de sa vie ». Ce que Rilke admirait particulièrement chez Léonard, c'était sa capacité sans équivalent de mêler la subjectivité à l'objectivité, résumée par la juxtaposition de la figure humaine et du paysage dans La Joconde. Comme s'il avait l'intention de désintégrer le statut d'« énigme » de ce tableau, Rilke affirme que c'est en réalité une « confession », bien que, dans le passage qui suit, il concentre son attention sur le problème de l'expiation : « Voir le paysage ainsi, comme quelque chose de lointain et d'étranger, quelque chose de distant et sans allure, quelque chose d'entièrement contenu en soi, était essentiel, s'il devait jamais devenir un moyen artistique et la source d'inspiration d'un art autonome; car il lui fallait être lointain et très différent de nous s'il devait pouvoir devenir un symbole rédempteur de notre destin. Il fallait qu'il fût presque hostile dans sa sublime indifférence s'il devait donner un sens nouveau à notre existence... »

Les lettres de Capri

par Bernard Boschenstein

Lorsque, suivant l'invitation de Madame Faehndrich, née baronne de Nordeck zur Rabenau, Rilke se retire à Capri, de décembre 1906 à mai 1907, dans le « Rosenhäusl », un petit pavillon construit dans le jardin de la villa Discopoli, l'île était déjà encombrée de « villas et d'hôtels »; c'était, pour reprendre une expression rencontrée dans l'une des lettres du poète adressées à ses amis Elisabeth et Karl von der Heydt, une «exposition paysagiste» permanente, un «concert de beauté, où tout est numéro de programme, résultat de longs efforts et de choix délibérés...».

Rilke et Baladine Klossowska

par Jean-Paul Corsetti

L'oeuvre et la vie de Rainer Maria Rilke témoignent d'un paradoxal équilibre auquel la genèse de l'écriture poétique confère une évidence soudaine. Inéluctablement solidaires et dépendantes l'une de l'autre, elles ne cessent pourtant de confesser ce qu'il serait convenu d'appeler une turbulente ubiquité. Tout d'abord, l'existence de Rilke est soumise au nomadisme et au voyage. Aucun port d'attache géographique ne semble inciter le poète à la tentation du repos : l'Europe est ainsi parcourue en tous sens, avec cette fébrilité impénitente que rythment régulièrement des étapes de réclusion solitaire ici ou là, en Italie, en Suisse, en Allemagne ou en France.

Mes mains se sont promis de ne pas tenir

par Françoise Han

Méditation-dialogue avec un fantôme inapaisé. Étonnement d'abord de le voir venir, inquiet et requérant, vers lui, Rilke, qui a coutume d'entretenir avec ses morts des relations sereines. « Elle est la seule morte qui me dérange * a-t-il confié à Katharina Kippenberg. Il ne sait pas, au début du poème, ce qui lui est demandé ; il offre de l'aller quérir à travers temps et lieux. Puis plainte et réquisitoire contre l'homme qui se croit un droit de possession sur la femme ; qui a substitué en celle-ci, peintre fortement habitée par son art, la mort étrangère des accouchées, à sa liberté de créer et de grandir dans son oeuvre vers une mort qui lui appartînt.

Le Paris de Rainer Maria Rilke

par Jacques Dugast

Paris — on l'a souvent dit — a occupé une place privilégiée dans la géographie personnelle de Rainer Maria Rilke. On sait qu'il y vint pour la première fois en août 1902 pour y rencontrer Rodin. Le projet qu'il avait alors formé d'écrire une monographie sur le sculpteur français était fortement motivé par des contraintes d'ordre matériel : marié depuis le printemps 1901 et père d'une petite fille, le poète se trouvait confronté à la nécessité de faire vivre sa famille, et le contrat que l'éditeur Richard Muther lui proposait pour un ouvrage sur Rodin pouvait résoudre pour un temps ses difficultés.

Orphée Passion

par Charles Dobzynski

On connaît les circonstances dans lesquelles les Sonnets à Orphée furent composés, au manoir de Muzot, dans le Valais, au début de l'hiver 1922, la première série entre le 2 et le 5 février « en quelques jours de saisissement immédiat, alors que je pensais m'atteler à tout autre chose, ces sonnets m'ont été donnés ». C'est ce que Rilke écrit à Gertrude Ouckama-Knoop, son amie, la mère de Vera, cette jeune musicienne morte à dix-neuf ans, à la mémoire de qui les Sonnets vont être dédiés, ou plutôt élevés « comme un monument funéraire ». Le poète ajoute dans sa lettre : «Vous comprendrez du premier coup d'oeil pourquoi vous devez être la première à les posséder ».

Le narcissisme orphique de Rainer Maria Rilke

par Jacques le Rider

La plupart des esthétiques et des théories de la modernité (comme conscience critique de la condition moderne) de l'époque 1900 placent la crise de l'individualisme au coeur de leurs réflexions. L'émancipation de l'individu, conquête achevée au XIXe siècle, représente un acquis irréversible. Mais depuis Schopenhauer, les philosophes et les poètes méditent sur la malédiction du principium indiuiduationis : l'affirmation de la volonté individuelle apparaît comme une source continuelle de souffrance. Elle crée l'illusion de l'égocentrisme qui empoisonne les relations humaines et sociales, et accentue la déchirure sujet-objet qui condamne l'individu au malheur.

Sur les élégies de Duino

par Isabelle Garo

Il faut arrimer le céleste, lier l'envol à son aire, rendre leur durée aux hommes : ce sont d'impossibles noces que célèbrent les Elégies, fondant désir et fuite dans un même élan, celui du refus. Le malheur y est toujours la déchéance du mouvement en piétinement, une histoire avortée : mort avant terme, amour gâché, souvenirs écroulés d'une enfance reniée. Ce n'est pas un vide que donne à concevoir Rilke, mais un déni, pas une simple absence, mais l'écrasement de ce qui fut pourtant promis avec la naissance, le droit de croître bafoué, la trahison des possibles. Des anges passent sur les lieux de cet universel silence.

Une certaine lecture de la IIIe Elégie de Duino

par Georges-Arthur Goldschmidt

Qui pourrait dire ce que fut l'ivresse débutante sinon le poète. Qui pourrait dire l'indicible naufrage où pourtant l'être-soi se fit à jamais, sinon le poète. Qui pourrait, sinon, dire le prodige que fut la découverte de soi, celle que fit Jean-Jacques Rousseau à son retour de Turin (ou fut-ce avant ?). De quoi parle donc la langue si ce n'est de cela ! D'où voudrait-on que soit issu le « comprendre » sinon de retrouver ce que le langage lui cache : l'obscénité première. Peut-être l'air du temps fait-il de plus en plus oublier à la langue ce qui en elle est en question. La psychanalyse ne serait qu'un reste de sens encore suspendu en porte-à-faux à l'intérieur des langues.

Rilke: Poète russe, français, italien

par Francis Claudon

Il est peu d'écrivains aussi cosmopolites que R.M. Rilke. Cet ancien sujet des Habsbourg, né à Prague, avant l'indépendance de la Tchécoslovaquie, devenu plus tard par la force des traités internationaux et son passeport, le compatriote de Benès et de Masaryk, vivant, la plupart du temps, à l'étranger, en France, en Suisse, dans les pays méditerranéens, quelle était au fond sa patrie ? Peut-on même parler de « patrie » à propos de celui qui refusait de se fixer, ne se reconnaissant aucun lien de parenté avec qui que ce soit, surtout pas avec son père, et peut-être pas non plus avec la « terre de son père » — terra patria ? Rilke n'est même pas dans la situation de Kafka qui, lui, se sentait lié à Prague, à son clan familial, à ses diverses cultures (la culture juive, la culture germanique, le milieu slave).

Rilke et Saint John Perse

par Michel Borrut

On sait Rilke amoureux de la France et de la poésie française, traducteur des Sonnets de Louise Labé, de Charmes de Valéry, de textes de Verlaine, Mallarmé et Baudelaire. Plus mystérieux est l'intérêt qu'il aurait porté, dans ses dernières années, à un jeune poète prometteur : Saint-John Perse. Ce dernier, archiviste de lui-même, est à l'origine d'une information qui, très vite, fait problème.

Le vers français en Belgique

par Charles Dobzynski

Liège, au miroir trouble de la Meuse, est une ville de mémoire et de légende. Les vents qui la cinglent déferlent du Nord ou de l'Ardenne, de ces contreforts vert-sombre qui viennent s'adoucir à ses murs, ses tours et ses ponts. On dirait que les églises elles-mêmes, caparaçonnées de la suie des siècles, ont surgi de ces forêts gothiques. Bastion de la francophonie en Belgique, Liège est devenue, après Knokke, un carrefour quasi mondial de la poésie. C'est en son palais des Congrès, presque les pieds dans l'eau, que se sont tenues au début de l'automne dernier les 16e Biennales. Elles ont pris pour thème « la poésie et l'espace » en désignant les relations multiples — mises en valeur par une exposition et des débats auxquels participa l'astronaute américain Buzz Aldrin — entre les réalisations de la science et de la technologie et les recherches des poètes.

Le théâtre: Créations, re-créations et reprises

par Raymonde Temkine

Essayons de nous orienter dans le flux des spectacles qui déferlent en ce début d'année. Si l'on s'en tenait au calendrier des générales du Syndicat de la critique, cinquante-cinq spectacles ont débuté à Paris ou sa banlieue en janvier, mais il faut en compter d'autres qui ne se font pas enregistrer parce qu'ils sont trop modestes ou qu'ils ne se donnent que quelques jours «à l'attention de la critique» (contactée personnellement), disent-ils ; mais comment pourrait-elle se consacrer à eux ?

Les mutations du cinéma fantastique: A propos du 17e Festival d’Avoriaz

par Raphaël Bassan

On disait de-ci de-là que le Festival du cinéma fantastique d'Avoriaz était une vaste opération de promotion pour la station de sports d'hiver. Un point c'est tout. Je me suis donc rendu à la 17e édition de ce festival (14-22 janvier) avec les pires appréhensions. Il m'a fallu pourtant rapidement changer d'avis. Les conditions climatiques (douceur, neige fondante) n'étaient guère favorables aux amateurs de ski. En revanche, les trois salles qui abritaient la manifestation étaient constamment pleines. Trente-cinq films de long métrage étaient projetés dans les diverses sections (« Compétition officielle », « Section peur », « Hors compétition », Panorama de « l'étrange européen », « Hommage à la compagnie britannique Hammer films »), plus une séance de courts métrages.

Musiciens et instrumentistes à découvrir

par Béatrice Didier, Yves Florenne

Nous avons ici un parti pris : sans négliger systématiquement les concerts qui déchaînent les flots de la presse, préférer ceux dont on parle moins, faire de la prospection — et à vrai dire le travail ne manque pas, en France comme à l'étranger. Bien entendu, nous ne pouvons parler, une fois par mois, que d'une quantité proportionnellement infime des découvertes que nous faisons. Nous espérons cependant n'être pas inutiles en en signalant quelques-unes.

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