« Continuez tout droit jusqu'à la fin des temps. » Jeter la boussole, déchirer la carte. Lever les yeux, se perdre dans la ville, la forêt, la maison. Se tromper, courir en arrière pour ralentir le monde, et enfin faire dérailler le train.
Data center à Marseille
Mort par GPS
Deborah Brosteaux
L’Europe a conquis sa paix intérieure par la voie du charbon et de l’acier : c’est le programme d’histoire de 5e. Mais l’Union européenne n’a jamais cessé de faire la guerre en dehors de ses frontières. L’Algérie, c’était papi. La philosophe invite à déconstruire la « white innocence » qui parasite notre compréhension des conflits mondiaux : il faut balayer les résidus de poudre devant notre porte.
Lucía Etchart
C’est un paradoxe trop souvent éprouvé : on connaît dans le détail la trajectoire de l’ami Jean Moulin en région lyonnaise mais on ignore la géographie politique de ses propres grands-parents. Il n’y a pas d’endroit plus cryptique que la famille. Celle de Lucía Etchart a fait partie des Tupamaros, un groupe révolutionnaire d’extrême gauche actif dans les années 1960 en Uruguay. Sa mère a survécu dans la clandestinité grâce à l’assistance d’une dénommée Xeña. Une fois mise à l’abri, elle a fait la promesse de donner ce prénom à sa fille aînée, la sœur de Lucía. Mais le fonctionnaire a fait une faute d’orthographe dans le registre des naissances, si bien que les homonymes se sont cherchées toute leur vie sans se trouver. C’est ce genre de comptes qu’Etchart tente de solder dans Tupamadre, en faisant le portrait du personnage clé de l’enfance : la mère tempétueuse et secrète, la mère à la plage et la mère en chimio ; la mère finalement morte avec les mystères de sa vie. Il faut combler les trous dans le récit. Déjà, il faut choisir de croire aux racontars à moitié formulés, comme cette histoire de Xeña. Mais vus depuis l’enfance, les telenovelas et la lutte armée obéissent au même type de dramaturgie. La vie est un dialogue interne entre les piliers du bar de quartier et des bimbos brésiliennes vues à la télé, mis en scène par une petite fille qui parle trop dans un monde de silence. Dans la petite maison de Montevideo, on entend parfois du français, cette langue ramenée par ses parents de quinze ans d’exil avant la naissance de Lucía. C’est la langue qu’elle a choisie pour écrire Tupamadre : un français incorrect, sans accents ni apostrophes, sans la gram- maire de l’école, où la sensation se substitue à la structure. Puisque l’orthographe sépare les gens dès la naissance.
La révolution ne sera pas télévisée
À Damas, dans les couloirs encore poussiéreux de l’ancienne propagande baasiste, une poignée de vidéastes amateurs issus de l’opposition s’affaire à redonner vie au service public d’information. Mais derrière l’enthousiasme de la révolution médiatique, des zones d’ombre demeurent : surveillance persistante, collaboration difficile avec les journalistes de l’ancien régime et liens ambigus avec le nouveau pouvoir. Reportage à la veille du lancement de la première chaîne.
Nadav Lapid
Comment vit la jet-set de Tel Aviv pendant que Tsahal pilonne Gaza, à tout juste 70 kilomètres de là ? Dans l’excès, hors sol, dopée à la propagande d’État, plus carnassière que jamais. C’est cette réalité que pénètre Oui, cinquième long métrage du réalisateur israélien Nadav Lapid, basé à Paris depuis 2021. Un film inconfortable, qui éclate à la gueule, saisi de convulsions et de ruptures de ton, « malade » d’après son propre auteur. Comme témoins embarqués de cette hys- térie collective, le cinéaste a choisi Jasmine et Y., couple d’entertainers-escorts survoltés, de toutes les soirées mondaines. Elle est danseuse, bien décidée à en découdre avec les machos fachos du pays. Lui est pianiste-performeur et négo- cie sa soumission au régime qui lui commande un hymne appelant à la conquête de Gaza. Dans les résidences de luxe de la capitale, on se débauche en serrant les dents tandis que les notifs de smartphone font le décompte des victimes et qu’au loin, la fumée des bombardements s’élève dans le ciel. Sous une forme hallucinée, Oui dit la gangrène morale qui ronge les élites israéliennes. Un brûlot moderne dont répond Nadav Lapid, conscient de signer là son dernier film dans son pays natal.
Marseille
L’Internet mondial marche sur deux jambes : les câbles sous-marins et les data centers. Ces infrastructures se concentrent sur certains points clé du globe. Marseille en est un : depuis une dizaine d’années, la cité phocéenne voit défiler des chefs d’État et des patrons de la tech. Si la ville était un groupe Whatsapp, il y aurait Macron, Xi Jinping, Bezos et Zuckerberg dedans. Plus quelques personnages de l’ombre. Un écosystème qui s’organise autour du port, réputé pour sa sécurité et sa force syndicale. Enquête en bord de quai, là où la mer a des oreilles.
Joris Lacoste
Quel est le rapport entre le speech d’un coach en cryptomonnaies et une douche froide ? Entre un baby phone à quatre heures du matin et une notice scientifique sur le boson de Higgs ? Entre les résultats du lotto en Espagne et la cible d’un raid israélien ? Aucun, sinon dans les spectacles de Joris Lacoste. Issu de la scène alternative parisienne et des avant-gardes de la poésie au tournant des années 2000, le metteur en scène a développé en vingt ans des formes théâ- trales qui accueillent tous les reflets du réel, y compris les plus sombres. Celle qui l’a imposé dans le paysage culturel s’appelle l’Encyclopédie de la parole, entamée dès 2007 : un répertoire de fragments oraux prélevés de toutes parts pour leurs sens ou leurs qualités formelles, qui ont fourni la matière de plusieurs spectacles-chorales, d’un récital classique ou encore d’un « jukebox » vivant. Une façon pour l’artiste de poétiser la vertigineuse diversité du monde, mais aussi d’injecter l’énergie du quotidien dans un théâtre encore cramponné à ses belles lettres jusqu’à récemment. Aujourd’hui la cinquantaine, Joris Lacoste, qui a grandi dans un « désert culturel de 2 000 habitants » près de Bordeaux, voit grand : une simili-comédie musicale pour neuf interprètes, dans laquelle les membres d’un culte imaginaire scandent des listes de tout ce qui compose notre univers – du plus insignifiant au plus extraordinaire, du plus insolite au plus abject. Le Kamoulox ultime ou la clé d’une grande réconciliation ?
Hélène Frappat
Meloni déteste les migrants et les homosexuels, Nerona fait la chasse aux « déviants ». La première est un phénomène politico-médiatique, la seconde écume les plateaux télé. Hélène Frappat ne s’en cache pas : l’héroïne de son nouveau roman est très fortement inspirée de la Première ministre d’extrême droite. D’origine corso-italienne, la philosophe et romancière trace un chemin bien à elle dans le monde des lettres. « J’ai eu l’ENS sans apprendre mes définitions », nargue-t-elle dans sa cuisine, entre les livres et sa collection de cafetières. Depuis 25 ans, elle écrit sur le cinéma et ses démons, les réalisateur·ices féministes et les plus abusifs, les actrices brisées par Hollywood et celles qui résistent. En 2023, paraît son essai Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes. Elle y décortique la manipulation exercée par les hommes dans l’intimité du couple et étend son analyse au langage des politiciens. Un chapitre est dédié à son Italie chérie, nation où l’on forge un fascisme de pointe. Pour cette rentrée littéraire, Hélène Frappat passe de la théorie à la fiction avec l’aisance qu’on lui connaît, et règle ses comptes avec le phénomène Meloni. Résultat : Nerona, un roman inondé par la pensée délirante d’une dirigeante paranoïaque et mythomane. À tel point qu’on en rit aux éclats. À l’écrit comme dans la vie, l’autrice cultive son sens de l’ironie dans un débit presque ininterrompu. Elle maîtrise l’art de la formule et se censure peu. Dans son cou, un piment napolitain la protège du mauvais œil. « Ce livre va m’attirer des ennuis, je le sens. »
La hutte déclasse
Le département de l’Hérault a voulu prendre le lead dans un secteur pionnier : la chasse à l’habitat léger. Yourte, tente, bus, baignoire, cage à poules – rien n’échappe à la croisade des adjoints à l’urbanisme de Bédarieux ou du cap d’Agde. Ces logements alternatifs sont le produit de la longue histoire des congés ouvriers dans la région. Mais il y a aussi des néo-ruraux à mulet. Promenade sous escorte entre lagune et causse.