Le cinéma est romanesque

Pour en finir avec l’adaptation: The Big Sleep (Le grand sommeil) - Howard Hawks, 1946

par Slim Ben Cheikh

Chacun sait que pour Hollywood, les romans ne sont jamais qu’une matière première narrative que les films pillent et transforment à leur guise, « trahissant » sans complexes l’oeuvre originale. Le fait est que, lorsqu’il puise son scénario à partir d’une oeuvre littéraire, le film hollywoodien est moins comptable d’une fidélité hypothétique, que d’une redisposition des termes du matériau original selon les modalités propres à l’art hollywoodien, à savoir, essentiellement, les genres et le star system. D’aucuns y ont vu, ou y voient encore, une « anomalie » toute hollywoodienne, malentendu entretenu par une acception réductrice de la question de l’adaptation, lors même que le cinéma hollywoodien incite précisément à en élargir les termes.

Rouge et or : Party Girl - Nicholas Ray, 1958

par Denis Lévy

Le film de gangsters des années 1930 déployait un univers dont l’amour était absent : les personnages féminins en étaient exclus (Little Cæsar), secondarisés (Public Enemy) ou asservis (Scarface, où l’amour incestueux de Tony Camonte interdit à sa soeur toute autre relation). L’ultime apogée du genre, White Heat (Walsh, 1949), en voit la cause 26 L’art du cinéma n° 87-88-89 – Le cinéma est romanesque dans l’attachement infantile du gangster pour une mère castratrice. Le film noir, en introduisant au premier plan un personnage féminin (la femme fatale), change le genre en transformant l’exclusion en mise en question de l’amour, soit que le crime empêche son existence, soit que sa sincérité soit douteuse : le crime et l’amour peuvent-ils coexister ?

The Snows of Kilimanjaro - Henry King, 1952

par Céline Braud

Les neiges du Kilimandjaro de Henry King présente a priori tous les éléments du romanesque tel qu’il peut être défini en littérature : sa double thématique de l’amour et de l’aventure, son esthétique tendant vers le sublime, le contexte exotique de son action et la typification de son héros aventurier dont le besoin de désirer, d’aimer et d’éprouver des sensations fortes semble compenser une prétendue pauvreté du quotidien ou misère de l’ici-bas1. Le romanesque propose, dans cette acception, une version idéalisée du monde réel. Le Technicolor, la musique de Bernard Hermann, omniprésente, le casting du film composent en effet un éblouissant romanesque hollywoodien.

Rien qu’un rêve ? Frenchman’s Creek - Mitchell Leisen, 1944

par Daniel Fischer

Le « romanesque », si on met de côté son acception savante qui le rapporte au roman comme genre, caractérise en principe des comportements, des manières de voir les choses : un goût pour l’aventure, la prééminence accordée au sentiment amoureux, la valorisation d’un certain esprit chevaleresque. C’est assez vague, mais on s’en contente, dans la mesure où la notion de romanesque fonctionne le plus souvent de façon neutre, comme une sorte de signifiant flottant dont on peut aussi bien déplorer l’excès (« c’est trop romanesque ! ») que l’insuffisance (« pas assez romanesque ! »), sans avoir à expliciter la notion de façon trop précise.

Frankenstein (James Whale, 1931)

par Frédéric Favre

Le Frankenstein de James Whale respecte si peu l’oeuvre de Mary Shelley qu’il est difficile d’en faire un exemple de roman transposé à l’écran. Il est même le contraire : un film qui s’émancipe de l’adaptation littéraire. Il est en effet infidèle aux lieux, au développement complexe des personnages, à la narration en récits enchâssés qui font la force captivante de l’histoire écrite. Résumé abrupt à l’écran, il ne conserve que les figures du savant et de sa créature ainsi que le cadre des Alpes suisses – et ce cadre est plutôt restreint : au lieu de vues romantiques sur les montagnes ou le Lac Léman, il n’y a qu’un village et ses danses folkloriques.

Quelques réflexions sur ce qui fait la qualité romanesque de The Wire (Sur écoute) créé par David Simon (2002-2008)

par Judith Balso

Pour quiconque a commencé par Treme – rencontré la fantaisie et la variété de ses personnages, l’énergie collective qui s’incarne dans l’attachement porté aux musiques de ce quartier de la Nouvelle-Orléans, la puissance des désirs de vivre singuliers, les péripéties terribles du bilan humain de la catastrophe, l’acharnement de chacun en vue de reconstruire maisons et lieux, en défiant et combattant les projets spéculatifs visant à « blanchir » à cette occasion la ville en en chassant la population noire –, les premiers épisodes de The Wire ont d’abord quelque chose de moins captivant, de plus engoncé en apparence dans le genre de la série policière – y compris autour de la figure du policier justicier solitaire, McNulty, qui se voit en redresseur à lui seul d’une situation pourrie jusqu’à l’os.

Une éducation romanesque : la quête de l’histoire dans le cinéma de Raoul Ruiz

par Johan Faerber

«Toutes les histoires ont déjà eu lieu. Toutes les images ont déjà été vues. Toutes les scènes ont déjà été vécues. Aucun événement ne saurait désormais survenir qui ne soit déjà advenu parmi les hommes dont les vies se donnent comme l’écho et le retour d’épisodes antérieurs. Comme si le temps dessinait une spirale infinie qui enroulait l’humanité dans une répétition aveugle dont personne ne saurait sortir. » Sans doute aura-t-on reconnu ici les postulats de la brillante théorie de l’énigmatique Christian Corail, personnage clef de Généalogies d’un crime de Raoul Ruiz qui ne se contente pas en ces quelques termes d’exposer à Solange les arêtes de sa conception des survivances de l’histoire, d’être le fantôme d’Aby Warburg et, à l’instar de l’historien allemand de l’art, de faire de son appartement le théâtre d’une nouvelle Mnémosyne.

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